La méNAgère apprivoisée, 8 mars 1975 au Salon des arts ménagers

La MéNAgère apprivoisée, manifestation du MLAC-MLF le 8 mars 1975, photographie : Martine, Archives nationales, 19850024/113/1

En partie déchirée, de fabrication « artisanale », collée au ruban adhésif sur un panneau publicitaire pour le gaz, cette affiche est photographiée « en contexte », celui d’une contestation, sans doute dans le bref instant séparant le moment de son exhibition de celui de son arrachement, prélude à son inéluctable disparition, comme objet d’opinion éphémère.
L’acte photographique remplace ici l’affiche elle-même, et devient acte d’archivage matérialisé par un tirage collé en album, daté du 8 mars 1975, avec comme seule légende « Manifestation du MLAC » (MLAC étant le Mouvement pour la Liberté de l’Avortement et de la Contraception) conservé dans le fonds du Commissariat général du Salon des arts ménagers aux Archives nationales.

En 1975, le Salon des Arts ménagers est une véritable institution qui depuis plus de cinquante ans, propose décor, équipement et technologie dernier cri pour le foyer. Organisé au CNIT de La Défense à compter de 1961, il se professionnalise de plus en plus et prend un tournant plus commercial. Cependant sa charge symbolique forte et la tradition qu’il incarne, ainsi que l’image des femmes qu’il véhicule depuis l’après-guerre, en font un lieu emblématique pour les revendications féministes. Au sein du spectacle de la société de consommation qui se joue annuellement, le rôle des femmes comme épouses, mères ou « ménagères » y est régulièrement mis en avant, en particulier par les industriels, multipliant les injonctions faites aux femmes en mettant en scène leur prétendue libération par la technologie.
Dans cette période post 68 de luttes pour le droit à l’avortement et la contraception, mais aussi pour de meilleures conditions de travail des femmes et leur indépendance financière ainsi que pour l’égalité salariale entre hommes et femmes, des groupes de militantes s’emparent des symboles ancrés depuis des années au Salon pour les contester et y poser un regard critique et ironique. C’est ce dont témoigne cette photographie d’affiche intitulée « Planche anatomique détaillée de la méNAgère apprivoisée », parvenue jusqu’à nous.  
Le symbole ici est celui de la « Marie mécanique », personnage féminin stylisé devenu l’emblème du Salon, créé en 1930 par l’affichiste Francis Bernard, et répété à l’envi comme signe graphique tel un logo sur tous les supports promotionnels du Salon des arts ménagers. Cette femme-robot, dotée de rouage ou bras mécaniques, est équipée d’un balai, qui renforce « l’idée ménagère » selon son créateur.

Affiche du 44e Salon des arts ménagers, Francis Bernard, 1975, lithographie, Archives nationales, 20040262/39

L’affiche imaginée le 8 mars 1975 par les militantes affiliées au MLAC et au MLF (Mouvement de libération des femmes) pour leur manifestation au Salon des arts ménagers reprend un à un les attributs de l’affiche officielle, en les détournant et les commentant ironiquement : « tête ayant un rôle surtout décoratif, c’est un élément mineur », « main : élément principal servant à effectuer le travail ménager », « balai : l’un des nombreux accessoires que l’on peut greffer à la femme ». Cette affiche qui donne à voir et à lire, résonne particulièrement dans le contexte marchand du Salon des arts ménagers : « Cet appareil qu’on appelle une « femme » existe depuis la plus haute antiquité. Il effectue tous les travaux ménagers avec un silence appréciable. (…) vraiment c’est une affaire !!! ».
Ce jour-là, 200 militantes prennent place au cœur du Salon pour une action spectaculaire, relatée par la presse, pour protester contre « une institution du conditionnement et de l’avilissement de la femme », et contester l’image des femmes « fées du logis » véhiculée au Salon. En cette journée internationale des droits des femmes, une autre voix se fait donc entendre : « Non aux gadgets ménagers ! Oui aux équipements collectifs ! Arts ménagers, art d’aménager la double journée des femmes. » L’affiche détournée de la Marie mécanique n’est pas seulement placardée, mais est brandie au cours de la manifestation.

« Le Salon des arts ménagers ferme ses portes sur une manifestation du MLF », Le Courrier Républicain de l’Ile de France, 12 mars 1975, Archives nationales, 19850023/699.

Tout en étant affiliées au MLAC et au MLF, les militantes se revendiquent de la tendance des féministes révolutionnaires et de la tendance lutte des classes, et en particulier des mouvements Les Pétroleuses et Les Femmes en lutte.  Pour Les Pétroleuses, dont les militantes sont des femmes ayant majoritairement une activité professionnelle, la manifestation est l’occasion d’inscrire leurs revendications pour une égalité salariale, un droit à plus d’équipements collectifs ou encore une autre répartition des tâches domestiques, dans une critique plus large du consumérisme.
« Non Moulinex ne libère par la femme » voit-on inscrit sur les tracts qu’elles distribuent ce même jour. « Nous ne voulons ni le retour « au bon vieux temps » de la lessiveuse, de la serpillière et des femmes parquées à vie entre quatre murs du foyer ! Ni continuer comme aujourd’hui, esclave familiale déguisée en fée du logis, s’échinant chacune chez soi et accumulant les gadgets ménagers de plus en plus coûteux ! » Après leur sit-in, elles s’orientent vers le stand Moulinex, avant de rejoindre d’autres groupes de femmes pour la manifestation générale qui a lieu ce 8 mars 1975 à la Bastille.

Tract distribué lors de la manifestation du 8 mars 1975, reprenant l’image détournée de la Marie mécanique, publié dans Les pétroleuses, n°4, 1975, p.19 (Pdf), consulté le 8 mars 2022.

La libération des femmes par la technologie prônée par les discours publicitaires ambiants a fait son temps. Du « temple de l’innovation ménagère » au « temple du gadget ménager prétendument libérateur », le Salon s’éteint progressivement jusqu’à sa dernière édition en 1983.

Pour citer l’article : Marie-Eve Bouillon, “La méNAgère apprivoisée, 8 mars 1975 au Salon des Arts ménagers”, Photogenic, 8 mars 2022 (https://photogenic.hypotheses.org/481).

Merci à Michèle Descolonges, directrice de publication de la revue Les Pétroleuses, d’avoir gentiment accepté de répondre aux questions qui permettent d’étayer et d’incarner ce texte.


Sources
Revue Les Pétroleuses, 1974-1976, n°0 au n°7, centre de recherche pour l’alternative sociale (CRAS)
19850024/113/1 : Trois photographies, tirages gélatino-bromure d’argent, légendées « Manifestation du MLF-MLAC », par la photographe Martine, dans l’album du Salon des Arts ménagers de 1975.
19850023/699 : Argus de la presse, 1975.
19850023/700 : Argus de la presse, 1975.

Pour aller plus loin
Gil Bartholeyns, Manuel Charpy, L’étrange et folle aventure du grille-pain, de la machine à coudre et des gens qui s’en servent, Paris, Premier Parallèle, 2021, p.112.
Fanny Gallot, En découdre, comment les ouvrières ont révolutionné le travail et la société, La Découverte, 2015, p.102.
Bibia Pavard, Florence Rochefort, Michelle Zancarini-Fournel, Ne nous libérez pas, on s’en charge. Une histoire des féminismes de 1789 à nos jours, Paris, La Découverte, 2020.
Françoise Picq, Libération des femmes, quarante ans de mouvement, Brest, éditions-dialogues, 2011.
Rebecca J. Pulju, Women and mass consumer society in postwar France, Cambridge, Cambridge university press, 2011, p.25, p.220.
Jacques Rouaud, 60 ans d’arts ménagers, Syros, Alternatives, tome II, 1948-1983, p.162
Exposition « Plateau volant, motolaveur, purée minute », aux Archives nationales, jusqu’au 16 juillet, ouvrage paru à CNRS éditions.

 


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Marie-Ève Bouillon (26 novembre 2022). La méNAgère apprivoisée, 8 mars 1975 au Salon des arts ménagers. Photogenic. Consulté le 20 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/svks


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